Présentation
« M. Wasley, tombé au champ d’honneur, témoigne des dons remarquables ; et il faut déplorer que ce talent, comme tant d’autres, hélas ! ait été fauché par la guerre ». Ces propostenus en mai 1918 par Pierre Mille dans les colonnes de la Gazette des Beaux-arts traduisent bien le désarroi éprouvé par une partie de la critique parisienne après la disparition du sculpteur Léon-John Wasley, tué par un obus à Verdun le 25 mars 1917. Formé à l’école Germain-Pilon, l’artiste s’était fait une solide réputation au Salon de la Société Nationale des Beaux-arts, d’abord comme dessinateur d’orfèvrerie, puis comme sculpteur. Après des débuts remarqués aux côtés de l’ornemaniste Gaston Laffitte en 1901, il se met à son compte en présentant de 1902 à 1904 des petits objets en étain reprenant le large répertoire végétal et animal propre à l’art nouveau, telles des boucles en forme de chauve-souris qui surprennent par leur originalité. A partir de 1906, il se tourne résolument vers la sculpture, exposant sans interruption au Salon jusqu’en 1913. Si, sur le plan stylistique, ses premiers modelages furent marqués par Rodin, il trouve sa propre voie en synthétisant les formes de ses œuvres, le rapprochant davantage des recherches contemporaines de Maillol, comme le précise Pierre Mortier, directeur du Gil Blas : « Léon-John Wasley […] ne s’attarde pas aux minuties des modelés. Il veut émouvoir, à l’instar des Grecs archaïques et des Égyptiens, par la seule puissance des volumes bien établis et par des silhouettes savamment ordonnées ». Au Salon de la Nationale de 1910, il expose un important Ecce Homo en plâtre (cat. n° 2028) pour lequel il obtient une commande en pierre, qu’il présente au même Salon dès l’année suivante (cat n° 2061).Participant à l’exposition franco-britannique de Londres en 1908, il connaît une certaine notoriété internationale, en particulier en Amérique du Sud où, d’après Mortier, « son art est fort goûté, il y a déjà trois monuments et l’on imagine très volontiers ces figures un peu symboliques, quoique aussi très vivantes, dans la grande lumière tropicale ». Alors que l’un de ses Christ se trouve en effet érigé sur une tombe en Argentine, Wasley entreprend en 1912 un important voyage de plusieurs mois au Brésil pour présenter sa Femme assise (fig. 1), après son exposition au Salon.
Bien que l’État se porte acquéreur de sa Femme accroupie en 1915, le nom du sculpteur reste à jamais associé à la bohème montmartroise et au cabaret du Lapin agile, dont une de ses œuvres de jeunesse, un Christ décharné très rodinien d’esprit, orne encore aujourd’hui la salle principale, toujours entourée d’un accrochage aussi chargé qu’hétéroclite (fig. 2). Selon la légende, un soir de Noël, probablement vers 1903, Wasleyapporta ce grand Christ en plâtre au père Frédé qui l’accrocha au mur de son célèbre cabaret. Si Francis Carco se souvient que les clients s’en servaient parfois comme porte-manteau, c’est le long des jambes de cette singulière sculpture qu’en1905, le tenancier punaisa une grande toile de Picasso le portraiturant aux côtés de Laure Pichot et du peintre habillé en arlequin. Installant successivement son atelier au Bateau-Lavoir puis rue Girardon, non loin du château des Brouillards,Wasley partage sur la butte la vie des artistes et des écrivains en devenir, se liant avec André Warnod, Pierre Dumarchey, alias Mac Orlan, Carco et Max Jacob. Au Lapin agile, il côtoie Aristide Bruant, Léon-Paul Fargue, Roland Dorgelès et eut également l’occasion d’y rencontrer Apollinaire, Picasso, Braque, Modigliani et André Salmon.
Datées de 1905, les deux grandes huiles sur toiles que nous présentons constituent un rare témoignage du corpus peint de Léon-John Wasley et illustrent la façon dont l’artiste a assimilé dès sa prime jeunesse certains éléments de langage plastiques des avant-gardes parisiennes. Bien que sa peinture, quasiment méconnue jusqu’à aujourd’hui, n’a semble-t-il pas été exposée du vivant du sculpteur, elle suscite l’intérêt de certains critiques lors de la rétrospective posthume organisée en octobre-novembre 1919 par la Galerie des Feuillets d’art, 11 rue Saint Florentin à Paris. Malgré la disparition prématurée de leur auteur, Benvenuto souligne dans les pages de La Gerbe combien Wasley « était déjà un bel artiste », en mentionnant entre autres « ses peintures, qui rappellent Van Rysselberghe [et ses aquarelles] qui nous montrent qu’il n’hésitait pas à patauger en pleine eau sans se noyer ». Le rapprochement qu’effectue le critique avec le peintre pointilliste belge n’a en effet rien de forcé lorsque l’on s’attarde sur nos deux toiles. Figurant la rue de l’Abreuvoirdans le Vieux Montmartre (fig. 3), la première d’entre ellesfrappe par le divisionnisme savant de sa facture, les contrastes des ombres et lumières sur les pavés, associés à des couleurs vives que ne renieraient pas les fauves. Conservant le charme et le tracé d’un chemin villageois avec ses vieilles maisons, cette pittoresque voie parisienne, que peindra plus tard à maintes reprises Utrillo, propose par sa courbe serpentant le flanc de la Butte une invitation directe à la flânerie. Vue depuis l’allée des Brouillards, non loin de l’une des adresses de Wasley, elle met en exergue à gauche le rouge vif de la devanture de la Maison Georges, buvette et épicerie réputée pour sa bienveillance envers les artistes impécunieux. Comme noyé dans le pointillisme du ciel, le dôme blanc de la basilique du Sacré-Cœur apparaît discrètement à l’horizon, encore dépouillé de son imposant campanile qui ne sera achevé qu’en 1912.
Notre deuxième tableau représente l’intérieur de l’atelier qu’occupe Wasley depuis 1903 au 5 rue de l’aqueduc, dans le Xe arrondissement, avant de déménager au 6 boulevard de Clichy en 1908, aux pieds de la Butte. L’artiste place le cadre de son intimité créatrice avec son grand chevalet et sa palette à droite, son vieux poêle à charbon et une sellette à gauche sur laquelle repose un singulier objet art nouveau, vase ou pied de lampe, probablement en étain, évoquant ses premiers envois au Salon. Le mur derrière le poêle rassemble pêle-mêle lemoule en plâtre d’un torse nu au-dessus d’un petit médaillon serti de velours rouge, annonçant la vocation de sculpteur de Wasley, et quelques tableaux, parmi lesquels trône notreimposante Rue de l’Abreuvoir. Au fond, l’auteur se représente sans doute lui-même, assis, les jambes croisées arborant ses chaussons rouges d’artiste, fumant une pipe en compagnie d’un modèle féminin partiellement dénudé qui prend des allures de muse moderne. Au-dessus de ce couple, la lumière émanant de la lucarne vient ombrer tous les éléments de la pièce en un subtil pointillisme. Par leur originalité, ces peintures, aux côtés des sculptures de l’artiste, suscitaient l’émotion de son ami André Warnod, auteur de la préface de son exposition posthume de 1919 : « Warnod nous émeut en rappelant la fermeté de caractère de l’artiste disparu. Il était de ceux qui préfèrent la misère à une médiocrité assurée ; il avait écrit : je ne veux pas me dire, quand je serai vieux : « Tu n’as pas osé ! » paroles profondes que plus d’un pourrait méditer. Mais Wasley ne deviendra pas vieux ; tant pis pour l’art ; tant mieux peut-être pour lui. N’était-il pas né pour souffrir, puisqu’il avait du talent ? »
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