Présentation
Née au sein d’une famille aisée de négociants de Vilvorde, dans le Brabant flamand, Henriette Calais[1] se tourne vers la peinture et rejoint en 1885 Namur, où elle se forme au sein d’une académie privée et expose ses premières œuvres au salon du cercle artistique et philanthropique Le Progrès, fondé en 1881. Alors qu’elle expose déjà depuis plusieurs années, Calais décide d’intégrer l’Académie des Beaux-arts de Bruxelles en 1889, l’année même de son ouverture aux femmes, et y suit des cours de dessin et de peinture jusqu’en 1894. Pendant cette période, elle continue d’exposer, notamment en participant sur la seule année 1892 au Salon Triennal de Gand, au Cercle des femmes-peintres de Bruxelles, ainsi qu’à l’Exposition internationale et triennale de Namur. Les titres mystérieux des œuvres présentées, Prière, Tourment, Sphinge, traduisent l’adoption par la jeune artiste des idées symbolistes, alors très diffusées en Belgique. Après avoir pris part à l’Exposition universelle d’Anvers et à l’Exposition belge de Genève en 1894, elle participe en 1896 au premier Salon d’Art Idéaliste organisé à Bruxelles par le peintre Jean Delville, dans la parfaite continuité des Salons parisiens de la Rose+Croix créés par Josephin Péladan quelques années plus tôt. En 1899, alors que Calais est invitée à exposer au Salon d’art religieux de Durendal, qui rassemble le fleuron du Symbolisme belge, l’écrivain et journaliste Ray Nyst, proche de Delville, consacre à l’artiste un article élogieux dans La Revue Mauve[1]. En 1904, elle est remarquée à l’Exposition Universelle de Saint-Louis (aux États-Unis), où l’État belge se porte acquéreur de ses deux envois. Arrivée à maturité, Calais s’essaie à la sculpture et présente ses premiers plâtres à l’Exposition des Femmes-artistes de Bruxelles en 1906 puis à l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles en 1910. Son œuvre sculpté se concentre essentiellement sur un vaste et ambitieux projet de monument destiné au parc Josaphat, à Schaerbeek. Resté sans suite, il reprenait le thème symboliste de La Fontaine d’Amour qui avait nourri ses productions aquarellées des années 1890.
 
Les deux grandes aquarelles que nous présentons s’inscrivent dans le rare corpus symboliste d’Henriette Calais. La première, intitulée Âmes Solitaires (fig. 1), dépeint quatre jeunes femmes portant la même robe de gaze verte et transparente, laissant leurs chairs visibles, partiellement masquées par d’étranges enroulements de phylactères blancs. Si l’esthétique des figures traduit la fascination de l’artiste pour l’art italien, oscillant entre les accents donatellesques des contrappostos et la théâtralité maniériste, leur traitement se veut assez synthétique et rigoureusement cloisonné, à l’image des affiches art nouveau. De même, le paysage vallonné et désertique en arrière-plan n’est modelé que par un subtil dégradé aquarellé de vert, renforçant le caractère irréel et évanescent du sujet. Henriette Calais traduit la détresse des âmes esseulées par une savante mise en scène où aucun regard ne se croise, où les douleurs sont intériorisées, ou seulement exprimées par la discrète larme de sang coulant sur la joue droite de la figure centrale, seul élément rouge venant briser la monochromie générale. Cette œuvre puissante a été exposée pour la première fois en 1895 à l’Exposition internationale et triennale des Beaux-Arts de Namur, avant de figurer parmi les envois de l’artiste au Salon d’Art Idéaliste. Elle y est remarquée par la critique, et naturellement rapprochée de la production de Jean Delville, dont elle affirme « le même souci – rare et d’autant plus louable – de la forme et du style[2] ». Cette association de l’esprit des Âmes solitaires aux peintures du maître symboliste n’a rien de forcé, tant notre aquarelle paraît littéralement illustrer le poème des Âmes lasses publié par ce dernier en 1892 au sein de son recueil Les Horizons hantés :
« Âmes dont le rêve unique est de vouloir étreindre
du rêve qui n’était pas ce qu’il avait conçu,
elles tombent lasses en un grand geste déçu,
meurtries et lasses de n’avoir pu atteindre
les lointains idéals et l’extatique terre,
– tombent en maudissant le ventre de leur mère[3]. »
 
La correspondance évidente entre notre composition et les vers de Delville illustre une fois encore l’étroite proximité qu’entretenait Calais avec le milieu idéaliste belge. Notre grande aquarelle initie une importante série consacrée à l’itinéraire sentimental et amoureux que peuvent connaître les âmes. C’est ainsi que notre deuxième aquarelle (fig. 2) fut probablement associée aux Âmes solitaires dès le premier Salon d’Art Idéaliste de 1896 sous un titre plus évocateur, Vers l’espoir. En effet, lorsqu’elle fut exposée en 1898 au cercle artistique et littéraire de Bruxelles sous son titre actuel, Vers la lumière, un critique de L’Art Moderne signale qu’elle « avait été exposé[e] précédemment à la Maison d’Art[1] ». Ce même critique intègre notre grande feuille à un « triptyque » comptant également « La Fontaine d’amour et Âmes solitaires » qui « répètent […] la première page de la jeune artiste. ». Aujourd’hui non localisée, La Fontaine d’amour serait la composition centrale qui effectuerait la liaison narrative entre nos deux aquarelles, baignant dans le feu des sentiments nos Âmes solitaires pour les orienter ensuite Vers la lumière. De même facture et sur un format similaire, notre deuxième composition contraste en effet avec la première, donnant à voir trois couples s’épanchant amoureusement au sein d’une nature luxuriante. Au premier plan, deux d’entre eux, vêtus de gazes plus colorées, avancent sur un chemin tout tracé, le long d’un cours d’eau. Le groupe central peut être directement rapproché du couple figurant sur le socle à droite du projet de monument sculpté dédié à La Fontaine d’Amour (fig. 3). De même, les deux figures à gauche de la maquette évoquent nos Âmes solitaires, confirmant ainsi en trois dimensions l’hypothèse d’un seul et même triptyque incluant nos deux œuvres. Henriette Calais aurait à nouveau présenté l’ensemble en 1906 à l’Exposition des Femmes artistes de Bruxelles, puis en 1914 au Salon Triennal, témoignant ainsi de l’attachement qu’elle vouait à ces aquarelles, dont le symbolisme singulier du sujet traduisait sans doute un cheminement sentimental plus intime.
 
 
Fig. 3 : Henriette Calais (1863-1951), maquette de La Fontaine d’Amour, 1912, plâtre, localisation inconnue, Photographie extraite des archives personnelles d’Albert Guislain (1890-1969), Bruxelles, Archives générales du Royaume, I 296, n° 2640.
 
[1] Sur cette artiste, nous renvoyons à l’importante étude réalisée par Lucien Midavaine en 2017 : Midavaine, Lucien, « Henriette Calais (1863–1951). Itinéraire d'une artiste indépendante », Koregos. Revue et encyclopédie multimédia des arts (Académie royale de Belgique), avril 2017.
[1] Nyst, Ray, « Les Expositions – Madame Henriette Calais », La Revue Mauve, 3e année, 1899, p. 409.
[1] Yseux, Stéphane, « Le Deuxième des Salons d'Art Idéaliste », L’Art Idéaliste, 1ère année, n° 2, avril 1897, p. 1.
[1] Delville, Jean, « Âmes lasses », in Les Horizons hantés, Bruxelles, Paul Lacomblez Éditeur, 1892, p. 53-54.
[1] Anonyme, « Expositions courantes », L’Art moderne, avril 1898, p. 116-117.
 
 
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